Voix et doubles de l’histoire dans Nixon in China de John Adams

Duplay, Mathieu

Université Charles-de-Gaulle — Lille 3

  1. Qu’est-ce que représenter un fait réel au théâtre ? Et que se passe-t-il lorsqu’il ne s’agit pas de théâtre parlé, mais d’opéra ? En quoi le recours à la voix chantée influe-t-il sur la représentation scénique de faits historiques attestés ? A-t-il simplement pour effet d’accroître le pouvoir rhétorique de la déclamation, ou bien marque-t-il l’irruption, au sein de la mimèsis théâtrale, d’un principe qui lui est hétérogène ?

  2. Ces questions ne peuvent manquer de se poser à propos des ouvrages scéniques du compositeur américain John Adams (né en 1947). Presque tous ont pour sujet des événements qui ont marqué l’histoire récente : la visite officielle du président Nixon à Pékin en février 1972 qui signala la reprise du dialogue entre les États-Unis et la Chine communiste (Nixon in China, 1987), la prise d’otages à bord de l’Achille Lauro sur fond de conflit israélo-palestinien (The Death of Klinghoffer, 1991), le tremblement de terre de 1994 à San Francisco (I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky, 1995) ou encore le premier essai nucléaire, mené à Los Alamos en juillet 1945 sous la responsabilité de Robert Oppenheimer (Doctor Atomic, 2005). Qui plus est, les conditions et les moyens de la mimèsis y constituent paradoxalement un enjeu d’autant plus central que ces opéras ne semblent pas, de prime abord, relever d’une stratégie de rupture, mais cherchent au contraire à retrouver des modes d’écriture musico-théâtrale issus du canon classique ou romantique, ceux-là mêmes que les expérimentations menées dans les années 1950, 1960 et 1970 avaient profondément remis en cause. Représenter le contemporain, tel est le propos, mais non pour tenter d’en pénétrer les mystères : le théâtre lyrique d’Adams — c’est là l’une de ses originalités majeures — ne cherche pas à faire voir l’histoire sous un jour nouveau, mais au contraire à s’appuyer sur ce que le spectateur sait ou croit savoir des faits évoqués pour interroger le geste même de la mimèsis, et, par le recours répété aux grandes mythologies d’aujourd’hui, c’est-à-dire, au sens où l’entend le compositeur, à des récits si universellement admis que leur signification symbolique prend le pas sur leur exactitude factuelle (« On Being a Political Composer »), révéler par contraste ce qu’il comporte de problématique. Chez Adams, l’image du réel n’a pas pour finalité première de nous renseigner sur lui, mais de renvoyer à l’arbitraire de toute mimèsis, si familiers qu’en soient les ressorts ; et il ne s’agit pas de renouveler l’approche de l’histoire, de formuler des hypothèses nouvelles sur Nixon ou sur Oppenheimer, mais de s’interroger sur ce que montrer signifie, sur la puissance performative de la représentation théâtrale et les limites de son champ d’action. La voix chantée joue, à cet égard, un rôle essentiel, car loin de se présenter comme un simple adjuvant de la déclamation, elle l’ouvre au contraire à son dehors, à l’événement en tant que tel, soustrait de par sa nouveauté même à toute forme de saisie mimétique.

On dit trop souvent que le performatif produit l’événement dont il parle. Certes. Il faut aussi savoir que, inversement, là où il y a du performatif, un événement digne de ce nom ne peut pas arriver. Si ce qui arrive appartient à l’horizon du possible, voire d’un performatif possible, cela n’arrive pas, au sens plein du mot.

Comme j’ai souvent tenté de le démontrer, seul l’impossible peut arriver1.

I

  1. C’est à Aristote que l’on doit la première formulation philosophique du concept de mimèsis appliqué au cas particulier du théâtre ; or cette notion frappe, dès l’origine, par son extrême ambiguïté.

  2. Pour Aristote, le nom de mimèsis désigne ce qui se produit quand l’art (technè) imite la nature ; par quoi l’on doit entendre, non les objets naturels, les êtres de nature, mais les processus immanents dont ils sont le siège. La nature, c’est par exemple la capacité qu’a le corps malade, dans certaines conditions, de recouvrer la santé sans aide extérieure ; et il y a mimèsis quand le médecin use de son art pour imiter, par d’autres moyens, le miracle de la guérison spontanée2. Par conséquent, Aristote ne peut concevoir la mimèsis que dans un monde double, et en référence à une nature elle-même dédoublée. L’assise ontologique du geste mimétique, c’est la différence entre la puissance et l’acte, entre ce que la substance est capable d’être et ce qu’elle devient une fois arrivée à la perfection de sa forme. Aussi le terme même de mimèsis peut-il s’entendre de deux manières différentes, selon qu’il se rapporte au point de départ ou au résultat du processus : la mimèsis est imitation de ce qui est déjà en puissance, mais aussi production du nouveau ; elle fait advenir ce qui sans elle n’aurait pas existé en acte, à la façon dont le peintre invente une image de ce qu’il veut montrer — ce qui revient à dire qu’elle ne se contente pas de reconnaître la duplicité du monde, mais y contribue et l’accroît.

  3. Qui plus est — et c’est une ambiguïté supplémentaire — la mimèsis ne saurait se définir, sans autre précision, comme un procédé propre à l’art. En effet, celui-ci s’appuie sur une connaissance, par exemple la science médicale. Or la connaissance elle-même ne serait rien si elle n’était précédée d’une forme spontanée, naturelle d’imitation. Aristote le souligne au chapitre 4 de la Poétique :

Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature [sumphuton], à la fois une tendance à représenter [mimeisthai] — et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages — et une tendance à trouver du plaisir aux représentations […]. [L]a raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes […] ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas la représentation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre cause de ce genre3.

  1. La médecine pratique une forme raffinée de mimèsis, guidée par la connaissance du corps et des parties dont il se compose ; mais cette connaissance est elle-même issue d’une mimèsis originaire, au principe de nos « premiers apprentissages ». Cette mimèsis première est sans objet assignable, puisque c’est elle qui justement permet d’identifier ce à quoi elle se rapporte ; et ce qui la rend possible, c’est notre nature d’êtres humains, le mouvement spontané qui nous pousse vers le logos. Ainsi, la mimèsis met en lumière le dédoublement qui la conditionne. C’est grâce à elle que nous avons conscience des objets que nous imitons, autrement dit de la différence entre la puissance et l’acte sans laquelle nulle imitation n’est possible, tout comme elle nous renseigne sur notre propre nature, autrement dit sur le processus par lequel nous cheminons, au fil de nos apprentissages, vers la pleine effectuation de notre potentiel cognitif.

  2. Le dramaturge se livre à la mimèsis des actions humaines, affirme Aristote dans la Poétique. Ce cas est un peu particulier ; car si l’homme possède une aptitude naturelle à la mimèsis, voire si c’est la mimèsis première qui lui permet, conformément à sa nature, de cheminer vers le logos, alors aucune action dénuée de visée mimétique ne saurait être véritablement humaine, et se donner pour but de l’imiter, c’est en quelque sorte tenter une mimèsis de la mimèsis. Ainsi se trouve reconnue dès l’origine la possibilité d’une réflexivité sans fond, d’un théâtre où rien n’est représenté hormis la représentation elle-même et qui se contente, au nom du « fini dans l’exécution », de réitérer un geste mimétique stylisé car appréhendé indépendamment de son objet.

  3. Tout ceci, Aristote le souligne, n’est pas sans entretenir des rapports complexes avec la question de la voix : d’abord pour des raisons contextuelles, parce que la tragédie grecque est en partie chantée ; mais surtout parce qu’un lien très profond unit selon lui le théâtre et le chant. Fruit de notre aptitude naturelle à la mimèsis, le spectacle théâtral vise aussi, dit-il, à satisfaire notre goût non moins spontané de la mélodie et du rythme4 ; or la musique et le chant, capables de servir la mimèsis, ne s’y laissent pas réduire. La voix [phonè] n’est pas d’essence mimétique, puisque nous l’avons en commun avec de nombreux animaux alors que notre aptitude exceptionnelle à la mimèsis est précisément ce qui nous en différencie.

[L]’homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste : car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité5.

  1. L’expression, c’est ici la lexis dont la définition est donnée dans la Poétique, et qui se trouve être strictement coextensive au logos, à la différence de la phonè qui n’en est que le support audible. « [V]oici quelles […] sont les parties [de l’expression] : l’élément, la syllabe, la conjonction, le nom, le verbe, l’articulation, le cas, l’énoncé6 ». D’où il ressort que le chant et le théâtre entretiennent des rapports tendus car profondément paradoxaux. La tragédie comporte nécessairement des parties chantées7, car le chant est un moyen dont la mimèsis a besoin pour s’exercer8 ; mais cela ne l’empêche pas d’être un simple « assaisonnement » de la tragédie, certes le plus important9. La voix est au cœur du théâtre, sans cesser d’y apparaître comme un corps étranger, comme un supplément accessoire ; indispensable à la mimèsis théâtrale, elle est ce que la mimèsis doit mettre à distance pour s’exercer, car si elle nous renvoie bien à la nature, c’est d’abord de notre nature animale qu’elle témoigne, à laquelle nous ne pouvons nous abandonner sans sombrer dans le dérisoire ou dans l’abjection.

  2. Il y a là une tension irréductible que tout théâtre chanté ne peut que manifester au grand jour, et qui pèse donc sur le devenir de l’opéra, invention d’humanistes de la Renaissance pétris de philosophie grecque. Aux deux acceptions de la mimèsis, source de notre connaissance du monde, mais aussi principe en vertu duquel il existe un monde digne d’être qualifié d’humain, fait pendant la duplicité de la phonè, qui se prête à l’autorité du logos et donc des stratégies mimétiques qui en découlent, mais menace à tout instant de s’en affranchir et de lui substituer le cri bestial au cœur même de la lexis. On pourrait en déduire que l’opéra est le lieu par excellence où la mimèsis s’affronte à la phonè ; le chant lyrique se présenterait dès lors comme un art de la maîtrise mimétique qui trouve à s’exercer sur notre part d’animalité, et le risque qu’il prend d’encourager le fétichisme de la prouesse vocale, penchant bien connu des amateurs d’opéra, ne serait que la contrepartie inévitable de son travail d’humanisation. À moins bien sûr que l’on ne s’interroge d’abord sur la pertinence du cadre conceptuel ainsi fixé, que l’on ne décrive l’opéra comme l’un des lieux où se promulgue une certaine définition de l’humain et où donc s’invente, à titre de repoussoir, le concept de ce que l’humain doit répudier pour se montrer à la hauteur de sa vocation : la fonction de l’opéra, ainsi compris, ne serait pas d’assurer soir après soir le triomphe de l’homme sur l’animalité, mais de de tracer la frontière entre ce qui est animal et ce qui est humain, et de nous engager à en accepter les conséquences — tâche à recommencer sans cesse pour la bonne raison qu’ainsi définie, elle est tout bonnement interminable, puis que la voix occupe très précisément le seuil d’indistinction où ces deux inséparables ne cessent de se confondre pour mieux se différencier. Ce dont un lecteur de Michel Foucault et de Giorgio Agamben tirera la conclusion que l’opéra pourrait bien constituer un élément du dispositif biopolitique dont dépend l’exercice du pouvoir moderne, y compris sous ses formes les plus monstrueuses ; et donc que l’un des enjeux primordiaux de la création lyrique à l’époque où nous sommes ne peut être que d’élaborer une esthétique non aristotélicienne du théâtre chanté, tâche à laquelle la philosophie, notamment en Amérique, ne s’est pour l’instant guère consacrée.

II

  1. Lorsque Nixon in China fut créé en 1987 à l’Opéra de Houston, puis repris quelques semaines plus tard à la Brooklyn Academy of Music et au Kennedy Center de Washington, la critique avoua son désarroi. Edward Rothstein écrivait dans The New Republic le 4 janvier 1988 :

Nixon in China has all the credentials needed to certify centrality. It was conceived and directed by Peter Sellars, composed by John Adams, conducted by Edo de Waart with a libretto by Alice Goodman, choreographed by Mark Morris. I expected Adams’s music to be a calculated mixture of kitsch and facile allusion. I expected Sellars’s direction to swerve between hauntingly brilliant and quixotically willful. I expected the opera as a whole to be an extension of the minimalist operatic style and countercultural imagery pioneered by Philip Glass and Robert Wilson. I expected all this — and was surprised. For Nixon in China isn’t even coherent enough to arouse such mixed reactions.

And if this much-hyped, much-prepped, much-attended work so thwarted even a skeptic’s expectations, something quite unusual must be taking place10.

  1. Quoique défavorable, le jugement qui s’exprime ici est plus ambigu qu’il n’y paraît, et ce qui retient l’attention, ce n’est pas tant le verdict du critique que les attendus qui le motivent. Il reproche avant tout à Nixon in China de revêtir les atours d’une « avant-garde » désormais consacrée par l’institution pour se contenter de remettre les vieilles recettes au goût du jour, autrement dit d’illustrer une conception in fine conservatrice du théâtre lyrique : « The contemporary avant-gardist need not fight the mainstream: he need only claim to11. » Or si convention il y a, ce n’est à l’évidence pas celle que Rothstein attendait ; ainsi, que l’ensemble ait pu lui paraître incohérent ne signifie peut‑être qu’une chose : que la logique qui le gouverne n’est pas celle que laissait présager le retour manifeste à une dramaturgie traditionnelle, et que l’enjeu consiste moins à affronter la norme, fût-ce, en dernier ressort, pour s’y conformer, qu’à mener à bien une entreprise de déplacement et de redéfinition au terme de laquelle ce qui semblait pouvoir prétendre de droit à la place centrale (« all the credentials needed to certify centrality ») se trouve relégué en position marginale.

  2. Le retour à la convention, et son abandon au profit de cette « autre chose » que Rothstein peine à définir autrement qu’en la qualifiant d’inhabituelle, c’est d’abord le travail sur la mimèsis. Nixon in China se donne pour objectif l’imitation d’actions humaines, en l’occurrence une rencontre historique entre chefs d’État ; il s’agit de procurer au spectateur le sentiment d’avoir affaire à un « autre » Nixon, ce à quoi, dans la production de 1987, la mise en scène hyperréaliste de Peter Sellars contribuait puissamment12. Qui plus est, les auteurs entendent s’appuyer pour cela sur une juste connaissance de la différence ontologique qui sépare le possible de sa réalisation, l’être en puissance de l’entéléchie ; comme le souligne la librettiste Alice Goodman, le propos ne consiste pas à dresser un portrait satirique de Nixon, de Kissinger ou de Madame Mao, mais à les laisser plaider leur propre cause avec éloquence, autrement dit à nous montrer non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’ils aspiraient à devenir :

I became more and more certain that everyone in the opera should be made as eloquent as possible. Everyone should have a voice. It would be an heroic opera […] and an opera of character […] and the heroic quality of the work would be determined by the eloquence of each character in his or her argument13.

  1. « Héroïque », l’opéra d’Adams et de Goodman l’est assurément parce qu’il montre des hommes et des femmes confrontés au défi de devenir tout ce qu’ils sont capables d’être, en bien comme en mal. Or c’est d’abord vers l’action politique que cette quête les conduit, ce qui, à l’ère des moyens de communication modernes, confère aussitôt à la représentation une dimension réflexive. Comme l’observe le compositeur, « Nixon in China was for sure the first opera ever to use a staged “media event” as the basis for its dramatic structure14 ». À peine descendu d’avion, Nixon médite sur le mystère de la caméra, capable de transfigurer le fait en apparence le plus banal, de conférer à une simple poignée de mains la grandeur et la monumentalité du symbole :

News has a kind of mystery:

When I shook hands with Chou En-lai

On this bare field outside Peking

Just now, the world was listening. […]

Though we spoke quietly

The eyes and ears of history

Caught every gesture […]15.

  1. Si l’image télévisée révèle ce qu’il en est de l’événement, c’est que celui-ci est d’emblée mimétique ; il se présente dès l’abord comme sa propre imitation stylisée, et le bulletin d’information, mimèsis seconde qui dit la vérité sur ce spectacle, offre du même coup aux téléspectateurs le spectacle de la vérité historique en train d’advenir à elle-même : selon cette logique, imiter une imitation n’équivaut pas à parachever sa transformation en simulacre, mais au contraire à révéler à quel point le processus mimétique prétend se confondre avec le mouvement même du vrai. Ce qui vaut de l’Occident capitaliste vaut également, mutatis mutandis, du spectacle offert (au propre comme au figuré) par la vie politique chinoise. À l’acte II, au cours d’un banquet officiel, Madame Mao fait donner pour les visiteurs américains une représentation du Détachement féminin rouge, ballet révolutionnaire dont elle est l’auteur. L’opéra et la danse comptaient en effet, à l’époque maoïste, parmi les composantes majeures du dispositif de propagande élaboré par le pouvoir ; une vérité historique, celle d’un régime attentif avant tout à contrôler sa propre image, se donne donc à percevoir dans ce moment de théâtre dans le théâtre. Cela dit, là encore, l’accent porte moins sur les données purement contextuelles, sur la réalité du maoïsme tel qu’il pouvait exister en 1972 et les surprises qu’il réservait aux Américains16, que sur la mimèsis elle-même dans ses rapports avec l’événement en tant que tel, quelle qu’en soit la teneur. Bien que le compositeur ait eu le projet d’imiter l’absence de style propre, selon lui, aux musiques destinées à ce type de spectacle17, l’écriture orchestrale, d’inspiration clairement post-minimaliste, porte à tel point la signature bien reconnaissable de John Adams que l’auditeur non prévenu est davantage tenté d’y voir une spirituelle auto-parodie, voire un hommage humoristique à la tradition occidentale du ballet d’opéra (ce que confirme une réminiscence fugitive, mais très reconnaissable, de la Danse des Sept Voiles, illustre épisode de la Salomé de Richard Strauss). Ainsi, le détour par la Chine s’avère in fine à peu près dépourvu de toute fonction documentaire et semble n’avoir d’autre utilité que d’assurer le travail de défamiliarisation minimale grâce auquel, de simple figure imposée, le divertissement chorégraphique se mue en figure générique de la mimèsis, de sa fonction et de ses effets. Lorsque Pat Nixon se lève pour porter secours à la protagoniste du ballet, une jeune paysanne maltraitée par un contremaître à la solde d’un grand propriétaire terrien, confirmation est donnée au spectateur qu’il n’y a aucune différence profonde entre la mimèsis seconde, exhibée comme telle sous la forme du théâtre dans le théâtre, et la mimèsis première au sein de laquelle elle s’insère : face à une violence simplement représentée, Pat Nixon cède aux impulsions de sa nature à la fois généreuse et naïve, elle trouve là l’occasion de devenir enfin elle-même, de se montrer à la hauteur de la vocation que lui réserve le principe immanent de son action. Du même coup, elle fait apparaître au grand jour la part de théâtralité propre au geste spontané, manifestation de l’écart ontologique qui sépare l’être en puissance de son entéléchie et donc du rôle métaphysique essentiel dévolu au processus mimétique. Par son intervention irréfléchie, Mrs. Nixon n’a pas interrompu le spectacle, au contraire : elle devient l’un des personnages de l’intrigue, et lorsqu’elle est rejointe sur scène par son époux, elle s’aperçoit que les vêtements qu’il porte sont imprégnés de la pluie pourtant fictive qui s’abat sur Wu Ching-hua, la protagoniste du ballet18. Conformément au schéma aristotélicien, la fiction théâtrale met à nu la vérité mimétique de l’être et révèle le monde à lui-même en donnant à voir son dédoublement constitutif, en montrant côte à côte ses deux visages, en l’occurrence le « caractère » propre à chacun, révélé par sa façon d’agir — « [les hommes] n’agissent pas pour représenter des caractères, mais c’est au travers de leurs actions que se dessinent leurs caractères », observe Aristote19 — et sa persona théâtrale, identique au terme vers lequel il tend.

  2. Enfin, le retour à la mimèsis, dans Nixon in China, c’est aussi le choix assumé d’une forme de stylisation que l’on pourrait croire incompatible avec le parti-pris de réalisme dont témoignait, à en juger d’après les documents d’époque, la mise en scène de Peter Sellars, mais qui au contraire ne fait que porter jusqu’à son terme la logique réflexive propre à toute représentation des actions humaines, elles-mêmes mues par un principe d’imitation. La stylisation, c’est d’abord la façon dont l’œuvre attire l’attention sur sa propre structure, en grande partie conforme aux canons du grand opéra romantique. Le découpage en trois actes s’inspire manifestement de l’exemple wagnérien ; et c’est au deuxième acte, comme le veut la tradition, que le paroxysme est atteint, pendant la représentation du ballet qui exacerbe les conflits sous-jacents depuis le lever de rideau et procède à la catharsis des émotions qu’ils suscitent grâce à la pitié qu’inspire le sort de la paysanne martyrisée et à la terreur ressentie face à la violence des hommes et des éléments. Plusieurs scènes comportent des « morceaux de bravoure », tel le monologue de Pat Nixon, « This Is Prophetic », qui suspend un moment le déroulement de l’action juste avant que ne débute la grande scène du banquet, selon un procédé dramaturgique très éprouvé. Qui plus est, ces grands airs sont confiés à des personnages dont le profil vocal respecte la typologie traditionnelle : Madame Mao est un soprano colorature, comme la Reine de la Nuit, archétype, sur la scène lyrique, de l’ambitieuse sans scrupules ; le rôle de Pat Nixon, personnage plus méditatif, échoit à un soprano lyrique, tandis que Nixon est interprété par un baryton, à l’instar des hommes d’État chez Verdi. Rien de tout cela ne surprendrait si la partition d’Adams ne s’inscrivait d’emblée dans la lignée californienne de la musique un temps dite « répétitive », c’est-à-dire ne recourait à un idiome musical bien éloigné du classicisme viennois comme du grand opéra romantique. De cette disparité résulte une forme de défamiliarisation qui attire l’attention sur le geste mimétique en tant que tel, appréhendé dans son « mystère », pour reprendre le terme qu’emploie Nixon à l’acte I. Nulle ironie « post-moderne » dans ce procédé, mais plutôt la mise en évidence du potentiel créateur propre au geste de la reprise, qui à chaque fois ouvre la possibilité d’un monde et d’un nouveau champ de savoir, à la façon, dirait Aristote, de nos « premiers apprentissages » ; et s’il est difficile d’entendre le début du premier acte, qui évoque le lever du soleil sur l’aéroport de Pékin à l’aide d’une gamme ascendante inlassablement réitérée, sans penser au prélude de L’Or du Rhin, c’est peut-être que ces deux opéras ont en commun de débuter par une nouvelle genèse et d’opérer, dès avant le lever de rideau, un retour aux sources communes de l’être et de sa représentation. De façon plus générale, la reprise des anciens procédés mimétiques, tout comme la répétition des mêmes cellules harmoniques et rythmiques qui constitue la signature stylistique du minimalisme musical, vise tout au long de l’œuvre à réitérer le geste inaugural, toujours identique à lui-même et toujours différent puisqu’il en appelle à chaque fois à l’être en puissance afin de convoquer la part de possible non réalisé que comporte l’existant et dont aucune de ses actualisations précédentes n’a su tirer profit.

III

  1. Bref, Nixon in China est bien, comme l’écrit Rothstein, le contraire d’un opéra d’avant-garde — et du reste il fallait s’y attendre : il y a là une expression qui tient de l’oxymore, comme l’a montré Adorno pour qui l’ambition première de la « musique nouvelle » consiste depuis Schoenberg à congédier l’esthétique du chef-d’œuvre dont tout grand opéra porte fatalement l’empreinte20. Or cela ne fait que rendre plus paradoxale encore la surprise ressentie par le critique. Qu’y a-t-il qui puisse étonner dans une œuvre dont le format délibérément traditionnel ne fait que se conformer à la loi du genre, et comment un ouvrage dont le découpage dramaturgique aurait semblé familier à un contemporain de Verdi pouvait-il paraître « inhabituel » à un spectateur de 1988 ?

  2. Sur ce point, Rothstein est très clair : l’opéra d’Adams et Goodman ne pèche pas par excès, mais par défaut de mimèsis. Le Kissinger de Nixon in China ressemble, écrit-il, à un universitaire débauché — « his bespectacled head tilted forward, his chins pressed against his chest, looking like a college professor turned derelict21 » — alors que les mémoires de l’ancien Secrétaire d’État, longuement citées par le critique, suggèrent une personnalité autrement plus complexe22 ; quant à Mao, c’était un « colosse » capable d’inspirer à un compositeur et à un librettiste de talent un nouveau Boris Godounov23. En somme, Nixon in China rend hommage à l’opéra historique du 19ème siècle sans se montrer à la hauteur des précédents invoqués ; et cela, précise Rothstein, parce que le musicien et le metteur en scène font obstacle au déploiement de la lexis :

[E]ach character, [Goodman] asserts, is meant to be as « eloquent as possible. » Thus, Nixon is occasionally fleshed out with human longing and nostalgia, American innocence and thrust ; Mao takes on some earthly shadows as he speaks his knowing ironies. […] I am not sure where Goodman would have gone with this material on her own, but I am sure that what is left is much less than eloquent. There is evidence of many hands at work in this opera, each fussing with the work of the other — opera by committee24.

Si mimèsis il y a dans Nixon in China, c’est d’abord grâce aux efforts déployés par le poète — diagnostic très aristotélicien dont il ressort que la musique et le chant, autrement dit les éléments de la représentation que la poésie ne maîtrise pas, sont les premiers responsables des carences déplorées par Rothstein. Alice Goodman, semble-t-il, n’est pas loin de partager cet avis ; dans un texte contemporain de la création, elle observait ainsi :

There are places where the music goes against the grain of the libretto, and places where the staging goes against the grain of both. My Nixon is not quite the same character as John Adams’s Nixon, and they both differ slightly from Peter Sellars’s Nixon […]. This collaboration is polyphonic. We have done our best to make our disagreements counterpoints ; not to drown each other out, but, like the characters in the opera, each to be as eloquent as possible25.

  1. La formulation polie dissimule mal un contentieux qui n’a fait que s’aggraver par la suite ; pressentie pour écrire le livret de Doctor Atomic, créé à San Francisco en octobre 2005, Goodman a renoncé en cours de route, ce qui a contraint le compositeur à rechercher dans l’urgence un nouveau librettiste. Selon Adams, cette brouille ne relève pas d’un simple conflit de personnes, mais traduit la rivalité entre les arts, les incertitudes de la littérature jalouse de ses prérogatives dans un monde, celui de la musique, où elle se sent perpétuellement incomprise26. Le vocabulaire choisi par Goodman confirme cette interprétation : si elle recourt d’abord à des métaphores musicales (la « polyphonie » et le « contrepoint »), c’est pour asseoir, in fine, l’autorité de la rhétorique (de l’« éloquence ») comme s’il s’agissait de défendre envers et contre tout, et en contradiction avec le propos explicite, la suprématie de la poésie. D’où, peut-être, le défaut de cohérence dont se plaint Rothstein, puisque Nixon in China se présente dès lors, du point de vue du spectateur pétri d’aristotélisme, comme une longue lutte menée par la parole dramatique contre les forces anti-mimétiques à l’œuvre dans le matériau vocal ou sonore. À quoi le musicien serait en droit d’objecter que c’est d’abord le texte qui impose cette opposition et que la voix du chanteur d’opéra, ainsi caractérisée, s’assimile à une fiction littéraire que la poésie instrumentalise afin de revendiquer son rôle architectonique et sa place au sommet de la hiérarchie des arts.

  2. Le grand air de Pat Nixon, « This Is Prophetic », fournit une excellente illustration de cette équivoque fondamentale et des conflits qu’elle entraîne27. Conforme au modèle rhétorique de la prophétie, voire hanté par le souvenir des premiers chapitres de la Genèse, le très beau texte d’Alice Goodman décrit et convoque tout à la fois la réalité nouvelle qu’entrevoit le personnage au fil d’une longue série d’impératifs à la troisième personne introduits par l’auxiliaire « let ». Tout ici témoigne du pouvoir mimétique de la parole : les nombreuses allusions à la réalité quotidienne des États-Unis, subtilement défamiliarisée par le décor exotique du Palais d’Été où Pat Nixon se trouve à ce moment de l’acte II ; mais aussi la dynamique de transfiguration à l’œuvre dans un propos où l’Amérique se montre non pas telle qu’elle est, mais telle qu’elle se rêve, enfin conforme à son essence, parvenue au terme d’un processus de croissance organique qui rend justice à sa nature profonde :

[E]verywhere

The simple virtues root and branch

And leaf and flower. On that bench

There we’ll relax and taste the fruit

Of all our actions28. (c’est moi qui souligne)

et surtout l’effet de mise en abyme explicitement prévu par la didascalie : Pat Nixon chante son air dans l’embrasure d’un portail majestueux qui redouble le cadre de scène et donne au spectateur le sentiment d’assister à un moment de théâtre dans le théâtre où compte moins la teneur des propos tenus que l’éclairage ainsi jeté sur la mimèsis en tant que telle, sur le geste mimétique sans cesse réitéré au rythme de l’anaphore.

Let the eternal plan resume:

In the bedroom communities

Let us be taken by surprise,

Yes ! Let the band play on and on ;

Let the stand‑up comedian

Finish his act […]29.  (c’est moi qui souligne)

Ce n’est pas le salut du monde qu’annonce ici le personnage-prophète, mais sa venue tant espérée, et ce dont Pat Nixon se fait ici la messagère n’est autre qu’une forme de rédemption par l’immanence, à mesure que se dévoile, grâce à la magie de la représentation, le corps glorieux du réel.

  1. Cela dit, si le charme ne peut opérer qu’à l’intérieur du périmètre clairement délimité de l’espace scénique, on en déduit qu’il requiert l’exclusion de ce qui se rebelle contre la mimèsis, au premier chef l’animalité, la violence, la mort et le vacarme d’un environnement sonore à bien des égards hostile au mode particulièrement élégant de déclamation lyrique que la cantatrice est ici invitée à mettre en œuvre. C’est ainsi du moins que l’on peut comprendre l’étrange vision sur laquelle l’aria se clôt :

[A]cross the plain

One man is marching — the Unknown

Soldier has risen from his tomb ;

Let him be recognized at home.

The Prodigal. Give him his share :

The eagle nailed to the barn door.

Let him be quick30.

  1. Emblème de la fierté patriotique, l’aigle cloué sur la porte de la grange remplit aussi une fonction apotropaïque : gardien du seuil, il donne accès à une Amérique idéale où le Soldat Inconnu, miraculeusement ressuscité, est accueilli à bras ouverts, comme il sied à un héros couvert de gloire ; mais il préside aussi à une forme de partage au terme duquel est expulsée de la demeure la figure de notre commune mortalité. Au Fils prodigue, l’accolade de ses pairs et le confort du foyer ; à l’oiseau de mourir symboliquement pour lui, voire — pour peu qu’il ne s’agisse pas d’une image mimétique mais d’un aigle véritable — de subir le sacrifice pour que l’humain revienne à la vie. Il faut la mort pour que la mort soit vaincue ; et la réconfortante routine de la mimèsis, propice à la réitération du geste stylisé qui, à l’exemple du propos de Pat Nixon, affirme envers et contre tout la possibilité du monde, renvoie in fine au pressentiment insistant de sa finitude : « [L]et routine / Dull the edge of mortality31 ».

  2. Cette image qui conjugue violence et animalité s’accompagne d’une allusion à la phonè dans ce qu’elle comporte d’inhumain et d’inarticulé. La vision de Pat Nixon convoque un monde dédoublé, célèbre les retrouvailles prochaines de la réalité et de son idéal immanent ; aussi le texte multiplie-t-il les allusions au mariage, au baiser nuptial (« The sirens wail / As bride and groom kiss through the veil32 ») ou encore à l’alliance rêvée de ces deux allégories patriotiques que sont la Statue de la Liberté et le Soldat Inconnu33. Or la cérémonie des noces s’achève dans le hurlement des sirènes, signe de jubilation bruyante, mais aussi rappel de ce dont la voix est capable quand elle se contente de vagissements inarticulés (« wail »). Une fois encore, l’union, figure du processus mimétique, n’est possible que sur fond de ce qui, à l’opéra, menace le plus directement la mimèsis, puisque le cri de la sirène est à l’opposé du chant raffiné qu’Adams réclame de son interprète comme des rassurants flonflons que Pat Nixon appelle de ses vœux : « Let the band play on and on34 » — expression stéréotypée qui, au propre, dit le souhait que rien ne fasse entrave au cours régulier des choses, et, au figuré, rappelle la fonction consolante de l’art à l’approche de l’inévitable. Ce ne sont pas seulement deux univers sonores qui s’affrontent ainsi, mais aussi deux conceptions du pouvoir de la parole et de la voix. Sur un ton d’impérieuse exaltation, Pat Nixon use de toutes les ressources du performatif pour transfigurer l’ordinaire, à commencer par la lénifiante routine de la visite officielle, l’interminable succession des étapes obligatoires que sont l’usine modèle, la maternité, l’élevage de cochons et l’école primaire35. Si le rayonnement poétique de la lexis est ainsi porté à son maximum, l’impact de la voix brute est suggéré quant à lui par la résurrection inopinée du Soldat Inconnu, rappelé d’entre les morts par le chant de la cantatrice qui, pendant féminin d’Orphée, donne et ôte la vie par le seul pouvoir de la musique. Ce n’est pas le verbe qui ranime le soldat, puisque l’événement est évoqué au present perfect et non à l’impératif, une fois qu’il a déjà eu lieu (« the Unknown / Soldier has risen from his tomb » ; c’est moi qui souligne) ; seule en est capable la mélodie qui s’aventure par-delà toute parole, comme le suggère le contre-chant confié au clairon, instrument militaire mais aussi proche parent de la trompette qui, dans The Unanswered Question (1906) de Charles Ives, a pour mission de figurer l’indicible. Un spectre hante l’Amérique conservatrice, rurale et pénétrée de valeurs familiales dont Pat Nixon, en bonne Républicaine, dresse le tableau idéalisé : celui de la pure vibration phonique, équivalent audible des secrets ultimes que les mots cherchent à tenir à distance, soucieux avant tout de minimiser, grâce au travail mimétique de la réitération, l’impact viscéral de l’incontrôlable.

  3. Si le texte de Goodman formule ainsi les termes d’une opposition d’autant plus insistante qu’elle est instable — puisque le personnage-prophète est en même temps discours et voix, sujet d’énonciation et soliste d’une composition concertante — la musique, quant à elle, ne se laisse pas enfermer dans le cadre ainsi fixé et frappe par son caractère infiniment labile, qui la rend apte à se plier, le cas échéant, aux exigences de la mimèsis tout en refusant de lui reconnaître un statut privilégié. Initialement, l’intervention du clairon répond à une sollicitation du livret ; l’instrument martial a d’abord pour fonction de procéder à l’évocation mimétique de la sonnerie aux morts évoquée à demi-mots par Pat Nixon. Cela dit, plus il persiste à se faire entendre et moins cette signification paraît pertinente, puisque s’estompe peu à peu le contexte qui la justifiait. À l’origine unis dans un commun projet de représentation, la mélodie instrumentale et le chant de la cantatrice continuent de se répondre pour des raisons étrangères à la mimèsis, ne serait-ce que parce qu’ils relèvent l’un et l’autre d’un travail musical sur le souffle, tout comme l’intervention des bois dans la première partie de l’aria. On songe à ce propos aux remarques de Dawn Upshaw, créatrice de la partie de soprano dans El Niño, l’oratorio de la Nativité composé par John Adams en 1999.

The Magnificat involves huge leaps, and I found singing it one of the most gratifying things I’ve ever done. With those big leaps, I feel as though I’m using every part of my being. It’s much better than stretching ! You dig down deep at the bottom of these intervals and then reach up to the heights. And therefore it expresses the ecstasy of joy almost as in a sport where you give your complete all. […] [Singing El Niño] always made me feel like I would almost lose my breath because of the amazement of the moment36.

  1. L’écriture vocale d’Adams exige de l’interprète qu’il se montre capable d’exécuter de longues et sinueuses mélodies, souvent en dialogue étroit avec des instruments obbligato ; elle apparaît ainsi guidée non par un projet mimétique, mais par le désir d’inventer de nouvelles formes d’agencement sonore capables, à la fois, de solliciter le corps tout entier et de l’inclure dans un dispositif plus vaste qui comprend aussi le clairon, le hautbois, le synthétiseur, mais également le microphone et le haut-parleur (adepte du sound design, John Adams encourage l’usage de l’amplification pour mieux intégrer la voix à son propre univers acoustique37 ; du reste, il avertit que l’orchestre de Nixon in China est trop fourni pour que les chanteurs puissent espérer se faire entendre convenablement sans aide38). La partition contribue ainsi à défaire l’opposition entre corps et instrument, corps et machine, voire entre phusis et technè, puisque ce que l’auditeur perçoit résulte d’un travail technologique sur la vibration sonore y compris quand le chanteur, parvenu à la limite de l’exploit sportif, croit sentir sa voix lui échapper. Héritier de John Cage, mais aussi d’Edgard Varèse qu’il évoque à propos de Doctor Atomic39, John Adams poursuit ainsi, par d’autres moyens, l’entreprise de dé-hiérarchisation des phénomènes sonores dont ils ont été les pionniers, et refuse de distinguer par principe la sirène de l’orchestre au motif que le « vagissement » d’une machine n’aurait pas sa place dans une salle d’opéra ; on pourrait du reste considérer le début de Nixon in China, où l’on voit l’avion présidentiel atterrir sur scène, comme la métaphore de l’alliance ainsi nouée entre musique, théâtre et technologie. Or c’est précisément cette reconfiguration du matériau musical et des modes de présentation scénique auxquels il se trouve associé qui témoigne le plus nettement des libertés prises vis-à-vis de la mimèsis, et s’il est déjà difficile de montrer sur le mode réaliste un avion sur la scène d’un théâtre sans attirer l’attention sur la gageure que cela représente, les autres opéras d’Adams révèlent encore plus clairement les conséquences d’un tel pari, au premier chef Doctor Atomic dont la scène finale se clôt sur l’imprésentable par excellence qu’est le bombardement nucléaire d’Hiroshima.

  2. Plus encore que la dichotomie discours/voix (ou lexis/phonè) sur laquelle repose le dispositif mimétique, c’est son corollaire, le rigoureux partage du possible et de l’impossible, l’opposition tranchée entre ce qui peut faire l’objet d’un travail d’imitation et ce qui une fois pour toutes s’y trouve soustrait, qui pose ici problème. Toute esthétique de la mimèsis bute un jour ou l’autre sur la question de ce dont il n’y a pas de mimèsis possible ; or si l’extrême violence en constitue un exemple paradigmatique, il s’en rencontre bien d’autres, puisque ce n’est pas tel ou tel événement terrible qui met en échec le processus mimétique, mais l’événement en tant que tel, la nouveauté de ce qui survient sans prévenir, ne se laisse rapporter à aucun précédent et n’actualise aucune potentialité préalablement inscrite dans la nature des choses. Or écrire un opéra historique tel que Nixon in China n’a de sens que s’il s’agit de restituer l’ébranlement de l’inimaginable en train d’advenir, de défaire le travail mimétique qui monumentalise l’événement au détriment de sa puissance de déstabilisation et de procurer le choc de l’impensable pourtant réalisé. Représenter Nixon, certes, il le faut bien ; mais à condition d’en profiter pour congédier tout le savoir accumulé sur son compte depuis son voyage en Chine (à commencer par le souvenir du Watergate), et desserrer l’emprise des catégories mimétiques pour lui rendre sur scène, sans s’écarter des données factuelles, sa pleine capacité d’action : tel est ici l’enjeu du travail de composition. Le discours prêté par Alice Goodman au personnage de Pat Nixon est marqué par la tension entre le désir que l’avenir soit conforme aux espérances présentes et l’anticipation de la surprise, entre la confiance en l’autorité d’une Providence à laquelle l’énonciatrice s’identifie à la faveur de l’anaphore (« Let the eternal plan resume40 ») et le souhait que l’inattendu vienne dissiper la torpeur propre à une existence où, par conséquent, l’imprévisible n’a pas sa place (« In the bedroom communities / Let us be taken by surprise41 »). Le texte met ainsi en évidence l’hésitation inhérente au projet mimétique, qui comporte une dimension inaugurale et, à ce titre, excède la simple reproduction de l’existant, mais où la nouveauté n’est admise que pensée comme l’actualisation de ce qui existait déjà en puissance, quand bien même l’intervention de la technè serait requise pour faire advenir ce possible à lui-même. Paradoxalement, le geste mimétique se réclame ainsi d’une forme de création qui dénie l’événement entendu comme ce qui ne s’autorise que de lui-même, ce que suggère la rhétorique d’un discours performatif qui, précisément parce qu’il imite le Verbe divin, n’en appelle au bout du compte qu’à ce qui est déjà là, au quotidien de l’Amérique, voire à celui du spectateur :

Let lonely drivers on the road

Pull over for a bite to eat,

Let the farmer switch on the light

Over the porch, let passersby

Look in at the large family

Around the table, let them pass42.

Pour qu’il en aille autrement, il suffirait d’une infime transformation, d’un décalage imperceptible mais suffisant pour ménager, à mi-chemin entre la puissance et l’acte, l’écart nécessaire au surgissement ex nihilo de l’événement :

Let days grow imperceptibly

Longer, let the sun set in cloud; […]

Let the expression on the face

Of the Statue of Liberty

Change just a little, let her see

What lies inland […]43.

  1. Or c’est précisément à cela, à l’émergence de cet impossible salutaire — comment concevoir une Statue de la Liberté dont le regard ne serait plus tourné vers l’océan ? — qu’œuvre la partition d’Adams. L’événement n’est in fine ni verbal, ni scénique, mais musical ; il se confond avec l’émergence d’un indécidable dont on ne sait s’il relève ou non de la mimèsis, de sons qui, toujours déjà issus d’un dispositif de reproduction, n’en sont pas moins singuliers puisqu’à la différence d’un enregistrement, ils ne préexistent pas à leur audition, et que l’on pourrait prendre pour la voix enfin révélée à elle-même par les moyens de l’ingénierie moderne s’ils n’étaient aussi la manifestation audible de ce dont nul chanteur n’est capable par lui seul. Du reste, le compositeur souligne lui-même que là, dans ce travail sur l’imprévisible du matériau sonore, que réside sa mission prioritaire, celle qui, n’en déplaise à tous ceux qui voient en lui l’agent d’une forme de restauration, fait de lui un artiste d’aujourd’hui :

The marriage of the machine to the musical experience is no more and no less a provocation and a stimulus to our normal modes of behavior than the machine’s intrusion into all other parts of our lives. […] [N]ew technologies can be a stimulus for new modes of aesthetic experience and novel creative impulses. Artists should take each new step in the evolution of these machines and turn them into instruments of divine play. It’s what we do44.

Œuvres citées

Adams, John. « John Adams on Doctor Atomic ». Entretien avec Thomas May. The John Adams Reader. Ed. Thomas May. Pompton Plains, NJ : Amadeus Press, 2006. 219-236.

Adams, John. « John Adams on Nixon in China ». 2010. John Adams: Official Web Site. http://www.earbox.com/W-nixoninchina.html

Adams, John. Hallelujah Junction: Composing an American Life. New York : Farrar, Straus and Giroux, 2008.

Adams, John. Nixon in China. 1987. Livret d’Alice Goodman. Avec Sanford Sylvan, James Maddalena, Thomas Hammons, John Duykers, Carolann Page et Trudy Ellen Craney.  Orchestra of St. Luke’s. Dir. Edo de Waart. Elektra Nonesuch, 79177, 1988.

Adams, John. « On Being a “Political” Composer ». 26 octobre 2009. Hell Mouth (blog du compositeur). http://www.earbox.com/posts

Adorno, Theodor W. Philosophie de la nouvelle musique. 1958. Trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg. Paris : Gallimard, 1962.

Aristote. Physique I-IV. Ed. et trad. Henri Carteron. Paris : Les Belles Lettres, 1926.

Aristote. La Poétique. Ed. et trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris : Éditions du Seuil, 1980.

Aristote. La Politique. Trad. J. Tricot. Paris : Vrin, 1962.

Derrida, Jacques. L’Université sans condition. Paris : Galilée, 2001.

Goodman, Alice. Nixon in China. Livret. 1987. Texte intégral joint à l’enregistrement dirigé par Edo de Waart. Elektra Nonesuch, 79177, 1988.

Goodman, Alice. « Towards Nixon in China ». 1987. Nixon in China, livret joint à l’enregistrement dirigé par Edo de Waart. Elektra Nonesuch, 79177, 1988.

May, Thomas. « Dawn Upshaw on Singing in El Niño ». The John Adams Reader. Ed. Thomas May. Pompton Plains, NJ : Amadeus Press, 2006. 276‑280.

Rothstein, Edward. « Nixon in China ». 1988. The John Adams Reader. Ed. Thomas May. Pompton Plains, NJ : Amadeus Press, 2006. 288-293.

1  J. Derrida, L’Université sans condition, 74.

2  Aristote, Physique, 194a, 63.

3  Aristote, Poétique, 48b, 43.

4  Ibid.

5  Aristote, Politique, 1253a, 29.

6  Aristote, Poétique, 56B, 103.

7  Ibid., 50a, 55.

8  Ibid., 49b, 53.

9  Ibid., 50b, 57.

10  E. Rothstein, « Nixon in China », 288-89.

11  Ibid., 288.

12  E. Rothstein, op. cit., 290.

13  A. Goodman, « Towards Nixon in China », 13.

14  J. Adams, « John Adams on Nixon in China » (non paginé).

15  A. Goodman, Nixon in China, livret, 31.

16  « When Nixon stepped out of the plane that February day in Peking the veil of mystery that had enveloped the great Chinese continent and its billion-plus people began to part. The next day brought us the shocking images of Mao Tse-tung greeting the President […]. Lo and behold, Mao had long since ceased being the stolid, confident icon of a million posters and little red books […]. Rather, he was now revealed as a frail, trembling octogenarian, barely able to rise out of his chair long enough to endure the photo op with the grinning president. » (J. Adams, Hallelujah Junction, 134).  

17  Ibid., 141.

18  A. Goodman, Nixon in China, livret, 48.

19  Aristote, Poétique, 50a, 55.

20  T. W Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, 42-43.

21  E. Rothstein, op. cit., 289.

22  Ibid., 293.

23  Ibid, 292.

24  Ibid., 291.

25  A. Goodman, « Towards Nixon in China », 13.

26  J. Adams, « John Adams on Doctor Atomic », 220.

27  A. Goodman, Nixon in China, livret, 43-44.

28  Ibid., 43.

29  Ibid.

30  Ibid.

31  Ibid.

32  Ibid.

33  Ibid.

34  Ibid.

35  Ibid., 42-43.

36  T. May, « Dawn Upshaw on Singing in El Niño », 279.

37  J. Adams, Hallelujah Junction, 209.

38  Ibid., 142.

39  J. Adams, « John Adams on Doctor Atomic », 226.

40  A. Goodman, Nixon in China, livret, 43.

41  Ibid.

42  Ibid.

43  Ibid.

44  J. Adams, Hallelujah Junction, 209.